L’AFRIQUE FACE AU DEFI DE L’EXPLOITATION DES NAVIRES INTELLIGENTS ET AUTONOMES DE DEMAIN
I. GENERALITES
Le navire autonome sans équipage à bord est devenu une réalité avec le développement de l’intelligence artificielle. Si techniquement les projets étudiés à ce jour ont été concluants, l’opérationnalisation d’un tel navire reste encore butée à des obstacles qui pourraient être levés dans les 2 ou 3 décennies à venir…
En termes claires et sans équivoques, il nous revient de comprendre que d’ici 20 ou 30 ans on pourrait voir dans nos ports Africains des navires marchands sans équipage, opérationnels pour le chargement ou le déchargement de nos produits dédiés à l’export ou à l’import sur base d’une manutention automatique sans intervention humaine.
Nous ne sommes plus dans le domaine de rêve car les études techniques viennent de prouver la faisabilité de ces opérations.
En effet, il y a lieu d’épingler 3 projets dont les études sur ce concept de navire autonome ont été concluantes : les projets MUNIM et AAWA en Europe ainsi que celui de la société de classification DNV-GL.
Le projet MUNIM (Maritime Unmanned Navigation through Intelligence in Network) a été mené de 2012 à 2015 sur financement de l’Union Européenne. Les conclusions de ces études ont clairement montré la viabilité technique et technologique du concept de la navigation maritime avec un navire autonome sans équipage. Un centre de contrôle devra néanmoins superviser le navire et pourrait intervenir à distance en cas d’ennuis. Un système informatique utilisant des capteurs de données installés dans la salle des machines et sur la passerelle de navigation, des radars lasers, des caméras optique et infrarouge installés tout autour du navire et dans les endroits sensibles ainsi que des ordinateurs assez complexes constituera le noyau de l’intelligence artificielle qui fera naviguer le navire.
Le projet AAWA (Advanced Autonomous Waterborne Application) d’une approche différente est arrivé aux mêmes conclusions : c’est possible de faire partir dans des conditions d’extrême sécurité un navire sans équipage d’un port vers un autre. C’est un projet développé par Rolls-Royce depuis une dizaine d’année et qui situe même la réalisation des traversées océaniques du navire sans équipage vers l’année 2035 !
L’intelligence artificielle du projet AAWA fonctionne sur base des modules conçus grâce à des algorithmes et programmes informatiques intégrant la navigation maritime, les règles internationales pour éviter les collisions en mer, la protection de l’environnement et la sécurité de la cargaison. Il s’agit des modules suivants : système de positionnement dynamique du navire, module « route planing » sur le plan du voyage et module « collision avoidance » afin de prévenir les abordages.
La très respectueuse société de classification DNV-GL (Det Norske Veritas/Germanisher Lloyd) a réalisé des essais concluants en faisant naviguer en 2013 le navire cargo à propulsion électrique « REVOLT » en mer sans équipage suivant les mêmes principes d’intelligence artificielle.
Pour que ce concept de navire autonome sans équipage soit attractif, il faut pouvoir montrer les avantages que les Armateurs en tireront dans la rentabilité des expéditions maritimes.
Déjà faire naviguer un navire autonome en économisant les charges liées à l’équipage est un exploit car ces charges représentent près de 30% des couts opérationnels d’exploitation. Le gain est substantiel. En effet, en dehors des gages des marins il y a non seulement les économies sur les victuailles et provisions de bouche mais aussi sur les éventuels frais médicaux et de rapatriement en cas de maladies à bord ou d’accidents, voire même lors de rapatriement des restes d’un marin décédé au cours du voyage. Cette rubrique sur « maladies, blessures et décès des marins à bord » est d’ailleurs au top des claims dans les statistiques des P&I Clubs au cours d’un exercice. On comprend dès lors l’attention que les Armateurs pourraient accorder aux navires sans équipage pour autant que toutes les conditions de faisabilité et de sécurité soient réunies.
Un autre avantage des navires autonomes réside dans la réduction de la consommation en fuel. Le fait que la manutention de la cargaison dans les ports d’escale sera automatisée et réalisée par les équipements portuaires sans intervention humaine fera réduire la consommation en diesel (DO). La consommation en mer sera aussi réduite suite à l’absence de l’équipage : baisse des charges de climatisation ou chauffage et baisse de la consommation d’électricité (cuisine, four à pains, etc…). Une propulsion électrique à partir des cellules photovoltaïques (panneaux solaires) ou des batteries électriques fera davantage réduire l’usage du fuel habituel.
Le gain en capacité ou volume commercial sera aussi perceptible car les accommodations de l’équipage seront transformées en espace de chargement.
Par contre les couts additionnels d’investissement lors de la construction du navire et les couts de maintenance de ce nouveau système ainsi que la charge du personnel à terre devront aussi peser dans la balance. Il faudra donc faire une étude sérieuse pour voir ce qu’on gagne malgré l’accroissement du coût d’investissement au départ et de maintenance.
Tout compte fait, pour une exploitation étalée sur une dizaine d’années, les Armateurs seront tentés par la suppression de l’équipage pour autant que les conditions de sécurité soient réunies.
Pour l’Afrique, le défi à relever sera très important. Il faudra d’abord prendre conscience que d’ici 15 à 20 ans nous pourrions accueillir dans nos ports des navires sans équipage qui viendront décharger nos propres produits d’importation. Prendre conscience est un début de préparation.
Ensuite l’Afrique devra se préparer à intégrer dans son système de logistique portuaire l’automatisation qui permettra de traiter de tels navires. C’est ici où la préparation devient sérieuse car l’informatique étant le rempart sur lequel s’appuie l’automatisation et l’intelligence artificielle, la formation de nos cadres portuaires de demain devra dès à présent tenir compte de cette évolution technologique.
Les obstacles auxquels se bute encore l’opérationnalisation du navire sans équipage sont pour l’instant d’ordre juridique et de compatibilité aux clauses actuelles des assurances maritimes.
Tout au long de l’article, nous nous attarderons sur ces obstacles tout en examinant le défi que l’Afrique aura à relever une fois que les solutions aux obstacles auront été trouvées.
Il y a lieu de noter qu’en parlant de navire autonome sans équipage, l’OMI (Organisation Maritime Internationale) distingue 4 degrés d’autonomisation.
II. DEFINITION DU CONCEPT « NAVIRE AUTONOME »
Dans son article, Les prémices de l’autonomisation, publié dans le site www.afcan.org, RENE TYL définie le navire autonome comme étant « un navire dont la conduite est rendue possible par des systèmes dont les processus de fonctionnement sont automatisés et capables de prendre des décisions et d’agir sans intervention humaine ».
Il ajoute encore : « Le déroulement des processus automatisés, ainsi que la conduite du navire, sont réalisés à bord, sans aucune assistance humaine ».
De son côté, l’OMI (Organisation Maritime Internationale), qui emploie plutôt la terminologie MASS (Maritime Autonomous Surface Ship) pour désigner les navires autonomes, distingue 4 degrés différents d’autonomie :
• Degré 1 : Navire doté de processus et d’une aide à la décision automatisée : Sur ce navire, un minimum de personnel est gardé à bord pour commander certaines fonctions pendant que les opérations essentielles sont automatisées.
• Degré 2 : Navire commandé à distance avec du personnel embarqué : Le navire est commandé à partir d’un centre de contrôle à Terre mais en cas de nécessité le personnel à bord peut reprendre la main.
• Degré 3 : Navire commandé à distance sans personnel embarqué : Le navire est commandé, dirigé et exploité à partir d’un centre de contrôle à Terre sans équipage à bord. C’est en fait un « drone maritime » à ce degré 3.
• Degré 4 : Navire complètement autonome : Le navire est complètement autonome sans assistance d’un centre de contrôle à Terre et sans équipage. Le système d’exploitation du navire est en mesure de prendre des décisions et juge de lui-même les mesures à prendre.
III. LES OBSTACLES JURIDIQUES ET DE COMPATIBILITE AUX CLAUSES DES ASSURANCES MARITIMES
Pour pouvoir naviguer en se conformant aux exigences du droit maritime actuel, aussi bien domestique pour les Etats côtiers qu’ international, les critères de navigabilité devront être observés.
Le droit maritime tient souvent compte de 3 critères dans la désignation d’un navire : capacité minimum à 25 Tonneaux de jauge brute (ancien système de jaugeage), but lucratif et exercer en mer.
En ce qui concerne le navire autonome ces 3 critères sont bel et bien satisfaits car il est conçu pour naviguer en mer et transporter des tonnages importants de cargaison.
Pour pouvoir transporter la cargaison d’un port A vers un port B, aussi bien les règles de transport du droit maritime que les polices d’assurance exigent que le navire soit au départ en « état de navigabilité ». Peut-on considérer un navire sans équipage comme étant en état de navigabilité ? Les tests que fait l’équipage pour certifier cet état de navigabilité seront-ils exécutés par les machines et ordinateurs de l’intelligence artificielle ?
Un navire sans Capitaine à bord relève presque de l’utopie en droit maritime. Le Capitaine est le responsable de l’expédition maritime. Il est directement responsable de la sécurité du navire, des personnes embarquées et de la cargaison. La loi lui confère les pouvoirs les plus larges dans la gestion du navire en mer. Il met au service de son Armateur ses connaissances techniques et sa grande expérience dans la navigation maritime.
Les machines et ordinateurs de l’intelligence artificielle pourront-ils se substituer au Capitaine ?
Voilà des points sur lesquels l’Etat côtier devra légiférer avant de laisser naviguer un navire sans équipage dans ses eaux territoriales. Il faudra donc adapter le droit maritime au concept du navire autonome.
Sur le plan du droit maritime international, toutes les conventions maritimes internationales de l’OMI ont été élaborées en tenant compte de la présence à bord de l’équipage. Il en est de même des conventions maritimes internationales de l’OIT telle que la convention MLC 2006 sur le travail maritime.
La cohabitation en mer des navires avec et sans équipage exigera de ce fait l’adoption d’une nouvelle convention internationale applicable seulement au navire sans équipage. Les ratifications des pays Membres de l’OMI devront suivre pour en faire une loi dans le droit maritime domestique.
L’Afrique fera sans doute face à ce défi et devra décider au sujet de la ratification d’une telle convention afin de permettre la desserte de nos ports par les navires sans équipage.
Il sera fastidieux de commencer à amender les unes après les autres les 50 conventions maritimes internationales élaborées à ce jour par l’OMI et déjà ratifiées par une majorité de 175 pays membres.
Les règles internationales de transport des marchandises en mer devront aussi être adaptées au navire sans équipage.
A ce jour, on distingue :
• Les règles de La Haye de 1924 avec ou sans les protocoles de Visby de 1968 et de 1979 ;
• Les règles de Hambourg de 1978 ;
• Les règles de Rotterdam de 2009.
Toutes ces règles font référence au connaissement ou B/L signé par le Capitaine à la réception de la cargaison au port de départ pour livraison au réceptionnaire au port d’arrivée contre l’original du même document.
S’il faut faire naviguer le navire sans équipage, qui devra donc signer le B/L pour constater la mise à bord de la cargaison ? Au regard du triple rôle du B/L (contrat de transport, engagement à délivrer la cargaison dans le même état et enfin titre de propriété négociable) et à l’absence de la signature du Capitaine, comment prouver le contrat de transport entre le chargeur et l’Armateur ? Et quid des réclamations ou claims après constat d’avaries à l’arrivée ?
Il n’y a pas que l’aspect légal qui fait obstacle au projet des navires autonomes. Il y a aussi les assurances maritimes.
L’assurance maritime n’est pas obligatoire mais faire naviguer un navire sans assurance reste une voie directe vers la faillite. L’aventure maritime ne peut donc se concevoir sans assurance car le navire, le fret et la cargaison évoluent dans un environnement plein de risques.
Toutes les clauses actuelles des polices d’assurance, qu’elles soient coque et machine (H&M), sur facultés (cargo) ou de responsabilité (P&I), se réfèrent à la présence d’un équipage à bord.
Il serait curieux de simuler la réaction de l’intelligence artificielle devant des risques tels que piraterie, passagers clandestins, avaries à la cargaison suite à la condensation en cales, cyberattaques, pollution maritime ou avaries aux FFO (Fixed or Floating Objects) en cas de défaillance du système ou simplement quand le navire autonome subit une collision.
Il est certain que les pirates de mer cibleront les navires sans équipage pour y opérer des vols de la cargaison après destruction du circuit d’alimentation en énergie suivie du sabotage des machines et ordinateurs.
Les passagers clandestins finiront aussi par trouver les voies et moyens pour se trouver des cachettes sur ces navires. Comment se fera alors la fouille des clandestins ? L’immigration illégale en Europe ou ailleurs en paiera sûrement un lourd tribut.
Il est donc de bon aloi de noter que les assureurs maritimes devront prévoir des nouvelles clauses dans leurs polices, spécifiques aux navires sans équipage, si jamais la couverture des assurances devrait être étendue à ces navires.
Le défi de l’Afrique sera aussi d’amender en conséquence ses lois sur l’assurance de nos produits à l’import comme à l’export.
IV. CONCLUSION
Le navire sans équipage de demain est une réalité. Le temps que la communauté maritime internationale trouve les mécanismes de contourner les obstacles juridiques et de concevoir des nouvelles clauses dans les polices d’assurance, nous verrons d’ici 20 à 30 ans ce type de navires dans nos ports Africains.
L’Afrique sera-t-elle prête à les accueillir ? Oui, si la préparation commence dès aujourd’hui. Nos cadres maritimes et de la logistique doivent déjà se former à l’informatique dans un premier temps et ensuite aux notions logistiques de la haute technologie faisant recours à l’intelligence artificielle. La manutention automatisée, l’Ebusiness (Electronic Business) des conteneurs permettant de générer des B/L et manifestes cargaison électroniques qui s’échangent par EDI (Electronic Data Interchange) via des plateformes et des programmes informatiques spécialisés, le système de guichet unique, la digitalisation des opérations portuaires et tant d’autres innovations doivent d’ores et déjà être opérationnels dans nos ports afin de nous préparer à y faire accoster les navires autonomes de demain.
Quand les obstacles seront levés, les Armateurs n’hésiteront pas à recourir aux navires autonomes surtout si le gain financier par rapport au surcoût de l’automatisation est substantiel.
Il y a 2 décennies sur les navires cargo, nous étions en moyenne à 30 membres d’équipage. Au vu de l’évolution de la technologie, et avec l’automatisation des moteurs marins qui sont devenus contrôlables à partir de la passerelle, le nombre de membres d’équipage sur un navire est descendu à 15 au maximum. Il y a juste quelques années, le système de communication par satellites GMDSS (Global Maritime Distress and Safety System) a servi d’alibi aux Armateurs de se débarrasser des Officiers Radio qui pourtant s’occupaient aussi de la maintenance des appareils électroniques de bord (radars, SATNAV ou équipement de navigation par satellites, compas gyroscopique, goniomètre, ARPA, décamètre, échosondeur, oméga, GPS, facsimilé, etc…) en dehors de la communication par ondes radio via des stations terrestres.
Les Armateurs se débarrasseront de tout l’équipage si la sécurité du navire autonome est bien assurée par l’intelligence artificielle.
Par contre, les agences de placement des Marins et les organismes défendant les droits de gens de mer, l’ITF en premier, n’apprécieront pas l’opérationnalisation du navire autonome qui viendra sceller le sort des marins.
Les chargeurs se méfieront au départ des B/L générés par l’intelligence artificielle en lieu et place du Capitaine et rallieront par la suite la tendance de la communauté maritime internationale surtout si les assureurs sur facultés acceptent d’indemniser les dommages.
Le compte à rebours a déjà commencé… Soyons prêts à souhaiter au navire autonome de demain la bienvenue à Dakar, Tema, Cotonou, Lomé, Conakry, Douala, Matadi, Pointe Noire, Luanda, Mombasa, Dar-es-salam, Abidjan, Nouakchott, Lagos ou ailleurs en Afrique.
Tema, le 14/07/2023
Capt Gabriel MUKUNDA SIMBWA
Master Mariner et Expert Maritime
Auteur de « Le Guide de la conteneurisation et du transport multimodal » et de « Marine Claims and Services ».