Interview du Professeur Pierre Failler, Titulaire de la Chaire UNESCO en Gouvernance Bleue
Cette interview, a été réalisée à Dakar, par Pascaline Odoubourou, le vendredi 13 Mai 2022. Le Professeur Pierre Failler a expliqué en quoi consiste la Stratégie Régionale de conservation des Herbiers Marins. Il a par ailleurs énumérer les maux dont souffre l’économie bleue Africaine tout en proposant des solutions.
- Présentez-vous à nos lecteurs, s’il vous plaît ?
Bonjour, je suis Pierre Failler, Professeur d’Economie à l’Université de Portsmouth, Directeur de Recherche et Directeur du Centre pour la Gouvernance Bleue (Centre for Blue Governance) à l’Université de Portsmouth et Titulaire de la Chaire UNESCO en Gouvernance Bleu (Economie Bleu).
- D’où vous est venue cette passion pour la mer ?
J’ai grandi sur le bord de la mer et j’ai toujours fait de la voile, du bateau et des activités nautiques. Ensuite, j’ai eu la chance de pouvoir faire un Master au Canada en Gestion des ressources maritimes dans lequel l’approche pluridisciplinaire était la règle de base. C’est-à-dire que, j’ai fait à la fois des cours en environnement marin, en écologie marine, en océanographie, en biologie marine, en économie, en droit de la mer, etc. Ce qui fait que je suis capable d’aborder la question maritime, ou la question d’économie bleu sous différents angles. C’est vraiment l’intérêt de cette approche pluridisciplinaire.
- Quel est l’objectif de votre venue à Dakar, au Sénégal ?
Je suis venue à Dakar, dans le cadre de l’Atelier de validation de la Stratégie Régionale de conservation des Herbiers Marins en Afrique de l’Ouest. Et mes collègues et moi, sommes ensemble ici pour travailler avec le Réseau Régional d’Aires Marines Protégées en Afrique de l’Ouest (RAMPAO) qui est dirigée par Marie Suzanne TRAORE. On a donc élaboré pour le RAMPAO une stratégie consistant à la protection, la conservation et l’amélioration de l’état de santé des Herbiers Ouest-africains.
Alors, cela peut paraître un petit peu superflu, un peu anecdotique, parce qu’on a l’impression que c’est comme si on faisait une stratégie pour le gazon. Mais, en fait, les herbiers sont des organismes vivants qui absorbent énormément de carbone et en stock, surtout, énormément dans leurs racines, jusqu’à un mètre (1m) de profondeur. Ce sont de véritables puits de carbone qui absorbent énormément et stockent. C’est pour ça que, c’est assez fondamental pour deux raisons.
La première, c’est pour le changement climatique et la deuxième, c’est que ce sont quand même des habitats très propices à la vie marine. De nombreuses espèces se développent dans ses habitats, surtout les mollusques, les oursins et d’autres animaux.
Aussi, ce sont des prairies que les tortues viennent fréquenter pour pouvoir se muer. On y retrouve les dugongs également. Donc, on a un habitat qui sert à la fois pour le changement climatique, pour l’atténuation des effets du changement climatique, mais aussi pour l’adaptation au changement climatique parce qu’il freine l’effet des vagues. On a donc moins d’érosion côtière.
Par exemple, quand vous allez à Saint Louis, à Guet Nda, l’érosion côtière est impressionnante parce qu’il n’y a plus de mécanismes naturels en place pour freiner la dynamique des vagues et la dynamique de la houle. Aussi, les herbiers contribuent à freiner considérablement jusqu’à 40% cette dynamique des vagues. Ils sont également fondamentaux pour le changement climatique et pour la biodiversité marine.
De façon succincte, l’idée du RAMPAO, c’est de développer une stratégie qui permet d’aller de l’avant sur la conservation et aussi de proposer des actions de restauration dans le cas où les herbiers sont dégradés. Des actions, pas seulement sur les herbiers eux-mêmes, mais aussi en amont sur la pollution. Par exemple, s’il y a de la pollution, vous pouvez très bien replanter les herbiers, mais, ils ne vont pas repousser puisque la pollution est trop forte.
- En dehors du Sénégal, aviez-vous prévu le faire aussi dans un autre pays ?
La Stratégie Régionale de conservation des Herbiers Marins concerne sept (7) pays membres de la Commission Sous Régionale des Pêches (CSRP) que sont : le Cap-Vert, la Gambie, la Guinée, la Guinée Bissau, la Mauritanie, le Sénégal et la Sierra Leone. Aussi, il faut savoir que c’est la première stratégie régionale de conservation des Herbiers Marins qui va exister. Cela n’existe pas dans les autres régions africaines. C’est quelque chose d’assez intéressant qui va permettre d’avoir des actions assez concrètes ; et je l’espère assez rapidement.
- A par le problème du changement climatique et de la pollution, quels sont les autres problèmes que vous rencontrez ici au Sénégal en matière d’économie bleu ?
Le Sénégal fait face à plusieurs problèmes en matière d’économie bleue. Les problèmes viennent d’une part, du fait que le peuple sénégalais est un peuple assez tourné vers la mer. Donc, il exploite beaucoup le domaine marin. Et le problème se pose, lorsque la Zone Economique Exclusive (ZEE) du Sénégal n’est plus suffisamment riche en ressources pour que l’ensemble des bateaux de pêche sénégalais rentre à quai avec suffisamment de poissons dans les cales. C’est le problème que l’on a depuis plusieurs années et c’est un problème récurrent.
La stratégie des pêcheurs sénégalais a tout simplement été d’aller pêcher ailleurs. Le problème actuellement, c’est que les pêcheurs sénégalais pour pouvoir capturer du poisson sont obligés d’aller en grande partie, surtout pour les démersaux dans les eaux des pays voisins, avec la Guinée-Bissau en premier lieu. On en arrive donc à une situation où les exportations du Sénégal ne sont pas des poissons pêchés au Sénégal, mais pêchés en grande partie dans les eaux adjacentes.
Ça, c’est un des problèmes majeurs. Le problème de la pollution arrive de plus en plus. On le voit ici, que ce soit dans la baie de Hann ou ailleurs, la qualité de l’eau est de plus en plus médiocre au fil du temps. Et cela ne s’arrangera pas tant qu’il n’y aura pas des systèmes d’épuration de l’eau mise en place.
Après, on a d’autres problèmes qui sont assez conséquents. C’est le problème du plastique. On a pu le voir sur la Langue de Barbarie, où on a des échouages de plastique qui sont monstrueux. Donc, le plastique, ce n’est pas seulement incommodant pour la vision, pour le paysage, mais c’est aussi incommodant pour les espèces qui y vivent. Donc, on a un ensemble de facteurs qui font qu’au fur et à mesure, l’environnement marin et côtier se dégrade progressivement.
- Selon vous, quels sont les principaux maux dont souffre l’économie bleue Africaine ?
Les principales difficultés de l’économie bleue, on va dire que c’est d’abord de pouvoir la définir correctement. Et la difficulté, c’est que les pays se réfèrent généralement une définition assez commune faite par la Banque mondiale, mais qui est très sectorielle. Et qui consiste, comme je le disais au début, à développer des secteurs économiques. Et comme d’habitude, on dit à la fin en faisant attention à l’environnement.
Or en fait, il faudrait faire exactement l’inverse. Il faudrait prendre soin de l’environnement, faire en sorte que l’environnement, on va dire, soit dans une santé optimale, pour pouvoir générer ensuite tous les soins, ce qu’on appelle les services écosystémiques, qui permettent aux différents secteurs économiques et aux différentes composantes de l’économie bleue de prospérer.
Donc, il y a un changement de paradigme à effectuer, mais qui n’est toujours pas effectué et on est toujours sur cette logique de développement à outrance des différents secteurs économiques. Donc, on est encore enfermé dans la logique du développement des années 60-70. Donc ça, c’est le principal obstacle. C’est un obstacle, on va dire psychologique ou peut-être même intellectuel d’une difficulté à comprendre et à intégrer l’environnement dans une équation, pourtant assez simple.
Voilà ! Ça c’est le challenge. Après, c’est un challenge en terme de coordination. Quand vous voulez mettre en place l’économie bleue, il faut que vous soyez capable de rassembler au sein d’une unité de coordination les gens qui travaillent sur la pêche, les gens qui travaillent sur l’aquaculture, ceux qui font le tourisme côtier, ceux qui font le développement portuaire, ceux qui font le transport maritime, les énergies bleues, l’exploitation du pétrole en mer, etc. Cela fait beaucoup de monde à rassembler au sein de l’unité pour prendre des décisions. C’est pour ça qu’il faut mettre en place des outils, ou utiliser des outils qui sont par exemple, la planification spatiale maritime, qui permet justement d’avoir une vision des différentes juxtapositions des activités, mais aussi des juxtapositions des réglementations ou des juridictions.
Donc, c’est tout l’intérêt d’un tel outil, et ça permet aussi du côté des investisseurs de sécuriser l’investissement. S’ils savent que la baie de Hann, par exemple, va être uniquement dédiée au tourisme, ils peuvent investir dans le tourisme. Mais, s’ils ne le savent pas, ils ne vont pas investir. Parce qu’on peut très bien avoir quelqu’un qui peut venir faire de l’aquaculture en face de chez vous, ou quelqu’un qui va utiliser le sable pour la construction. Donc, vous avez besoin des outils qui permettent de coordonner tout cela.
- Un dernier mot.
Actuellement, nous sommes dans une période-charnière, assez intéressante parce que pendant des décennies, on a lutté contre la diminution de la biodiversité sans résultat ou très peu, ou des résultats très parcellaires, ou tellement localisés qu’on ne peut même pas s’en servir comme exemple. Donc, on a essayé, on a essayé, on a investi, on a investi et cela n’a pas fonctionné pour plusieurs raisons. Mais, la première, je pense, c’est qu’il y a toujours eu une échappatoire. Quand je vous parlais des pêcheurs sénégalais et qu’il n’y avait plus de poisson ici, qu’il n’y avait plus de poisson à Yoff, on va ailleurs.
Et cette échappatoire à fonctionné aussi pour la biodiversité. Donc, il n’y avait plus de bois de mangrove, on va aller en prendre à côté. On a continué comme ça. Sauf, qu’au bout d’un moment donné, il n’y a plus de bois du tout, et les gens sont partis faire autre chose.
Donc, il y a toujours ce mécanisme de « on peut quand même faire autre chose et substituer ce qu’on avait par autre chose ». Et on en arrive à une situation où c’est plus possible.
Avec les changements climatiques, on est obligé de mettre en place des mesures. Sinon, Dakar va être sous l’eau, Saint-Louis va être sous l’eau. Donc, les enjeux ont pris une nouvelle dimension c’est-à-dire qu’au début ils étaient confinés à une espèce, une tortue, une des tortues ou d’autres espèces, ou des plantes, mais là, on est directement touché.
Donc, la réaction n’est pas du tout la même. Et les investissements qui sont en train d’être faits pour lutter contre les effets du changement climatique, s’ils sont bien faits, alors, il y a quand même un « si », vont permettre une restauration de la biodiversité. C’est-à-dire qu’avec ce qu’on appelle les solutions fondées sur la nature, on va restaurer les mangroves, on va essayer de restaurer les récifs et l’objet de cet atelier à Dakar, les herbiers.
Donc, vous voyez, on va faire un effort, mais cet effort, il vient par la voie du changement climatique. Il ne vient pas, par la voie de la biodiversité. Ce qui aurait été naturel, s’il y avait une conscience aiguë des difficultés, des problèmes. Là, le changement climatique affecte directement nos conditions de vie. Donc, voilà, ça c’est important.
Que ce soit pour l’économie bleue, que pour le reste des choses, les forces vives sont des forces qui sont issues du changement climatique et de la réaction à ce changement.
Donc après, la question, c’est de savoir comment les gens de la biodiversité vont être capables de saisir cette opportunité, puisque pour moi, c’est une opportunité, de saisir cette opportunité pour utiliser l’argent du changement climatique, par exemple, sur le carbone bleu pour pouvoir restaurer les écosystèmes qui permettent l’amélioration de la restauration de la biomasse halieutique et l’épanouissement de plusieurs espèces côtières.
C’est un enjeu, parce que évidemment il y aura la tendance à essayer de mettre en place notamment sur les solutions fondées sur la nature et sur tous les projets de restauration, des espèces qui sont très très fortes à un ou deux services.
Si, on prend par exemple le carbone bleu, on va essayer de planter des arbres, de planter des herbiers qui absorbent et qui stockent le carbone de manière très importante. Et le danger, c’est qu’on va se retrouver à modifier la nature en essayant d’introduire des espèces qui sont performantes. Mais, elles sont peut-être performantes pour un ou deux services pour le changement climatique, mais elles peuvent très bien, être peu performantes pour le reste, notamment la biodiversité. Donc, cette sélection d’espèces peut amener à une perte assez conséquente.