La perte du connaissement (2ème partie)
Effets de la perte du connaissement maritime
Le connaissement a toujours eu une place stratégique en droit maritime, notamment dans le transport de marchandise en mer. Aujourd’hui, son émission crée une sécurité juridique considérable pour les acteurs qui gravitent autour de l’expédition maritime. Toutefois, étant un document physique et transportable d’un continent à un autre, d’un pays à un autre et des mains d’une personne à une autre, sa perte devient une situation envisageable et bien possible.
C’est ce qui a été constaté avec le naufrage du navire « Xelo » en Méditerranée. Le pétrolier a coulé le 16 avril 2022 dans les eaux territoriales tunisiennes, à 7 kilomètres du golfe de Gabès. Alors que la Tunisie réclame des dommages et intérêts en cas de pertes enregistrées, l’équipage du navire avance que le connaissement est resté à bord du cargo, enfoui au fond des eaux. (8)
Dès lors, cette perte du connaissement soulève de multiples questions.
D’abord, la destination exacte de la cargaison reste difficile à déterminer sans le connaissement. Selon l’équipage, le « Xelo » était en partance vers l’ile de Malte, alors que le navire se trouvait au large de la Tunisie lors du naufrage. Sa provenance est d’autant plus floue que l’Egypte, pays d’où le navire est supposé venir avec sa cargaison, a démenti cette information.
Ensuite, les informations quant à la nature de la marchandise sont erronées. Si les membres de l’équipage avancent que le pétrolier était chargé d’hydrocarbure, des soupçons ont été suscités par le fait que les cuves du navire supposées contenir 750 tonnes de diesel aient été retrouvées vides et que les réservoirs du navire étaient remplis d’eau de mer. (9)
Enfin, l’identité du destinataire de la cargaison poursuit le fil d’Ariane des incertitudes liées à cette affaire. Les dires de l’équipage, déjà dans l’inexactitude, constituent les seules informations recueillies.
La perte du connaissement, pierre angulaire du transport maritime, crée des problèmes juridiques considérables. Le droit en général et le droit maritime en particulier, ne manqueront pas de poser les jalons d’une situation pareille.
Avec cette situation (perte du connaissement), des interrogations peuvent surgirent. Parmi elles, étant un document, en combien d’exemplaire il est établi pour que sa perte puisse être un problème ?
De manière brève, le connaissement est établi en deux (2) originaux au moins, pour le chargeur, et pour le capitaine. Dans la pratique, chacune des parties (chargeur et capitaine) garde aussi un duplicata, mais seuls les deux originaux font foi. (10)
Ainsi, on pourrait penser qu’il n’y a pas de problème envisageable à la perte, par l’une des parties, du connaissement, puisque l’autre peut amener le sien pour faire foi. Malheureusement, la réalité est souvent autre car avec le connaissement, l’identité de l’autre partie s’y trouve, que ça soit le transporteur (armateur) ou le chargeur.
L’histoire du navire « Xélo » est l’exemple parfait. Le naufrage du pétrolier a occasionné la perte du connaissement. Sans ce document, l’identité du chargeur ne peut être connue afin qu’il délivre l’autre original du connaissement. Mieux, souvent le chargeur ne reçoit qu’une version résumée du connaissement « short-form ».
En outre, la perte du connaissement, au-delà du fait de ne pas connaitre l’identité du chargeur, peut causer une incertitude voire un flou total sur l’identité du destinataire de la cargaison.
Selon l’article 1-4 de la Convention de Hambourg et celui 1(b) du Code de la marine marchande sénégalais, le terme « destinataire » désigne la personne habilitée à prendre livraison des marchandises.
Ainsi, selon la loi, le connaissement doit contenir, entre autres, les indications suivantes :
e) – le destinataire, s’il a été désigné par le chargeur ;
k)- Le fret dans la mesure où il doit être payé par le destinataire ou toute autre indication que le fret est dû par le destinataire. (11)
L’obligation du transporteur est de livrer la marchandise. Une autre est de livrer la marchandise à la bonne personne. Lorsqu’un connaissement est émis, le transporteur doit livrer la marchandise à la personne dont le nom est indiqué au connaissement (connaissement « à personne dénommée » ou « nominatif ») ou au dernier endossataire (connaissement « à ordre ») ou au porteur (connaissement « au porteur »). L’élément corporel et l’élément psychologique de la possession sont ici dissociés : le corpus se trouve entre les mains du transporteur tandis que l’animus est transmis au destinataire, symbolisé par le connaissement.
Retrouvez la première partie de l’article en cliquant ici : https://maritimafrica.com/la-perte-du-connaissement/
Par conséquent, la perte du connaissement va rendre l’identité certaine du destinataire compromis. Ce qui, en même temps, va créer beaucoup de difficultés.
Pour la remise de la marchandise qui doit être faite obligatoirement entre les mains du destinataire, titulaire légitime de la cargaison. La remise de cette dernière à un tiers autre que le titulaire légitime est « une livraison sans titre » et cette faute engage la responsabilité du transporteur (Com. 31 mars 1987, J.C.P. 87, tabl. 204) . (12)
Pour des questions liées à la qualité d’agir en justice en cas de contentieux maritime. Seules les parties au contrat de transport peuvent intenter une action en justice concernant les manquements survenus lors de l’exécution ou non dudit contrat.
Toutefois, pour connaitre les parties au contrat, notamment, le destinataire, seul apte à agir contre le transporteur maritime dans certains cas, il faut se référer au connaissement.
Le connaissement donne des droits à celui qui en a la possession. Parmi eux, le droit d’agir en justice occupe une place de choix.
En France, le Doyen René RODIERE écrit : « livrer le connaissement, c’est livrer la chose ». Tous les autres droits attachés à la possession du connaissement dérivent de ce droit exclusif à la délivrance de la marchandise : droit de disposition, droit de garantie, droit d’agir en réparation, droit d’indemnisation. Tous ces droits tendent à la réalisation du droit du destinataire à prendre livraison de la marchandise en bon état (ou conforme aux mentions du connaissement).
Le droit d’agir sur le fondement du contrat de transport n’a été reconnu qu’au porteur du connaissement, puis à la suite de l’arrêt Mercandia Transporter 2, au chargeur à la condition qu’il soit le seul à subir un préjudice (Chambre commerciale de la cour de cassation, 22 Décembre 1989).
En droit Anglais, la solution est la suivante : l’endossement du connaissement à ordre opère transfert du droit à la marchandise et des actions que le chargeur avait à l’origine contre le transporteur en vertu du contrat de transport. Le porteur du connaissement peut donc agir contre le transporteur sur le fondement du contrat de transport.
Le transfert du connaissement, en droit Français comme en droit Anglais et Américain opère aussi transfert du droit de disposition. Seul le porteur du connaissement, lorsqu’il en a été émis un, peut donner des contre ordres au transporteur, c’est à dire modifier l’itinéraire, le port de déchargement, la personne du destinataire.
Au regard de toutes ces précisions relevant du droit international, du droit comparé et du droit sénégalais, celui qui a qualité à agir est le porteur du connaissement.
Donc, la perte du connaissement entraine une contestation légitime quant à la personne qui a la qualité à agir en justice, la personne du destinataire mais aussi le détenteur de droit sur la cargaison.
Par ailleurs, le connaissement est un titre représentatif des droits sur la marchandise. Le détenteur est aussi le possesseur. C’est cette fonction qui fait de lui un titre négociable.
Mais, faudrait-il qu’il s’agisse du connaissement original endossé par le destinataire de la cargaison ?
Le destinataire initial peut ainsi céder ses droits au cours du voyage ; à l’arrivée, le possesseur sera le détenteur légitime du titre, suivant le cas porteur ou dernier endossataire. (13)
C’est en raison de cette négociabilité que le connaissement électronique n’a pas la même valeur que le connaissement, document physique en papier.
Avec le connaissement en papier, la possession vaut titre, car il matérialise sa fonction de titre représentatif des marchandises.
Sans le connaissement original, le propriétaire ne peut en faire un effet de commerce afin d’user de son pouvoir de vendre sa marchandise par exemple en cour de voyage et autres.
La détermination du nombre de marchandises, la nature, le poids, viennent aussi du connaissement. Sa perte entraine des conséquences sur l’exactitude des informations sur la cargaison. Ce qui, par la suite, affectera la livraison, la responsabilité du transporteur, l’évaluation des dommages en cas d’avarie etc.
Une autre conséquence de la perte du connaissement est liée au principe de présentation de celui-ci, prévu par la plupart des textes internationaux, notamment l’article 1-7 des Règles de Hambourg et l’article 47 des Règles de Rotterdam.
En principe, le porteur du connaissement est celui qui est en mesure, après présentation de ce document, de réclamer la livraison de la marchandise. De même, le transporteur est en mesure de refuser de livrer la marchandise sans la présentation du connaissement.
Or, la livraison est un acte juridique essentiel qui indique l’accomplissement de la mission du transporteur. La remise de la marchandise au réceptionnaire permet au transporteur de se décharger de la responsabilité car le transfert de risque sera effectif et achève le contrat maritime.
La perte du connaissement posera alors un énorme préjudice au transporteur qui ne peut livrer la cargaison sans connaitre le vrai destinataire (alors qu’il est fait obligation de remettre la marchandise a son titulaire légitime, à savoir le destinataire) et aussi de voir sa responsabilité se poursuivre dans la durée.
Rappelons seulement que le connaissement fait office de contrat de transport, de reçu de la cargaison mais aussi donne un droit sur la marchandise pour celui qui en a la possession. Le connaissement sert de titre de propriété des marchandises Dès lors, sa perte occasionne une violation éventuelle de ce principe de présentation prévu par la loi.
Cependant, cette règle n’est pas impérative pour que la perte du connaissement soit un frein à l’encontre des parties. Des exceptions sont prévues pour alléger ce principe de présentation du connaissement.
S’agissant des exceptions à la règle de présentation, elles sont principalement au nombre de trois : tout d’abord les parties ont la faculté de convenir contractuellement que la livraison se fera sans présentation du connaissement. (14)
Les parties peuvent également décider que si le connaissement n’est pas disponible au moment de la livraison, le destinataire se légitimera au moyen d’autres documents fournis par le chargeur ou que ce dernier lui paiera une indemnité permettant d’obtenir la livraison des biens. (15)
Ensuite, il apparaît légitime que le destinataire de la marchandise qui a égaré le connaissement puisse revendiquer en justice la livraison de la cargaison. (16)
Enfin, la loi du lieu de déchargement ou la coutume du port autorise parfois la livraison sans connaissement. Cette dernière est toutefois soumise à des conditions restrictives. Ainsi, elle (17) doit être « raisonnable, certaine, en conformité avec le contrat, universellement reconnue et non contraire à la loi. » (18)
En dehors de ces exceptions, la présentation du connaissement s’impose et sa perte peut avoir des conséquences véritables pour le destinataire de la marchandise.
Les effets liés à la perte du connaissement sont multiples. En dehors de ceux étudiés plus haut, notamment, la détermination exacte de la marchandise, l’identification du destinataire ou du chargeur avec les conséquences y afférant, la destination de la marchandise, l’impossibilité de faire valoir sa fonction de titre négociable etc.
D’autres conséquences peuvent aussi être signalées comme l’impossibilité pour l’assureur maritime d’indemniser les ayants droit d’un préjudice découlant du contrat de transport, alors que le connaissement en question est perdu ; parfois la loi applicable au contrat de transport reste inconnue avec la perte du connaissement (qui désigne en principe la loi applicable selon le port de chargement ou de déchargement ou de l’émission du connaissement comme prévu par les conventions en la matière , si les conventions internationales ne sont pas applicables.
En définitive, la perte du connaissement est une chose qui n’arrive pas souvent mais dont la survenance peut créer d’énormes problèmes, des préjudices et des ambiguïtés. Cependant, sur certains cas, les effets peuvent être limités. Il s’agit notamment, des cas où le manifeste de la cargaison est disponible et peut se suppléer le connaissement. Egalement la lettre de garantie (« letter of indemnity ») constitue un autre moyen pour pallier la perte du connaissement dans diverses situations.
D’autres moyens existent aussi pour pallier la perte du connaissement tels que la lettre de transport maritime, le connaissement électronique. Dans tous les cas, ils ne peuvent effacer l’importance, le rôle et les effets du connaissement au sein du transport de marchandise par mer.
Ayant des conséquences manifestes, la perte du connaissement constitue une situation compliquée pour tous les acteurs du transport maritime. Une législation stricte et universelle serait une première solution pour éviter tout désagrément. Penser à alléger les attributs du connaissement en est une autre.
Au vu de cet article, la question qui se pose est de savoir, quel avenir pour le connaissement en droit du transport de marchandise en mer ?
Par Médoune GAYE
(8) La Croix, Marie Verdier, le 22/04/2022
(9) Déclaration du Colonel-major Mazri Latif, représentant de l’armée de la mer et superviseur général de l’opération d’intervention de lutte contre la pollution marine à Gabes, Radio Mosaïque FM
(10) Martine Remond-Gouilloud, Droit Maritime, Etudes internationales, 2éme édition, 1993, p.346.
(11) Articles 15 Convention des Nations Unis sur le transport de marchandises par mer dite Règles de Hambourg de 1978.
(12) Martine Remond-Gouilloud, Droit Maritime, Etudes internationales, 2éme édition, 1993, p.369.
(13) Martine Remond-Gouilloud, Droit Maritime, Etudes internationales, 2éme édition, 1993, p.355.
(14) FAYE Ngagne, La livraison sans connaissement, 2008
(15) WILSON John F, Carriage of goods by sea, seventh edition, Pearson 2010, p. 158
(16) GIRVIN, op. cit., p. 143.
(17) DEBATTISTA, op. cit., p. 39
(18) SA Sucre Export v Northern River Shipping Ltd (The Sormovskiy 3068), [1994], 2 Lloyd’s Rep 266.